Les atomes crochus de France Jobin

Le Devoir

Philippe Renaud

Collaborateur22 août 2023

En presque 25 ans de carrière, la compositrice et « sculptrice de sons » France Jobin a tissé une oeuvre électronique fascinante, dense, aux contours minutieusement détaillés par ces notes sur lesquelles on dirait qu’elle s’amuse à tirer comme on fait défiler une balle de laine. Inspirée par la physique quantique, Jobin met en musique sa conception de la théorie des cordes ou encore de l’intrication quantique, cette dernière balle de laine servant de prémisse de la performance Entanglement qu’elle offrira samedi, à Mutek, en duo avec l’artiste visuel Markus Heckmann.

Pour résumer grossièrement, Entanglement, l’intrication (ou enchevêtrement) quantique définit la relation     d’interdépendance persistant entre deux particules (ou groupes de) malgré la distance pouvant les séparer. « Un des éléments de la physique quantique qui me frappe, mais qui n’est pas directement relié à l’intrication quantique, c’est que l’écoulement du temps n’existe pas, dit France Jobin. Ainsi, en physique quantique, on a dix ans, vingt ans, soixante ans, tout ça en même temps, et je trouve ça très beau, d’autant que Markus et moi travaillons avec des médiums qui sont basés sur le temps. Entanglement est en quelque sorte notre interprétation, en son et en image, de ces phénomènes. »

D’une durée de trente minutes, la performance mettra à l’essai les nouvelles installations du dôme de la Société des arts technologiques, qui vient de rouvrir ses portes aux créateurs et au public. France Jobin est ravie : « C’est le jour et la nuit » entre l’ancien et le nouveau système de sonorisation, doté de 93 haut-parleurs finement calibrés. Les projecteurs sont aussi plus brillants et plus précis qu’auparavant, fournissant aux créateurs un formidable écrin à la fine pointe de la technologie.

Le sujet de la physique quantique attirait déjà France Jobin, mais la pause forcée de la pandémie lui a donné tout le temps voulu pour l’approfondir, d’abord auprès d’un doctorant de l’Université de Birmingham (deux autres théoriciens de la physique quantique ont ensuite collaboré avec Markus et elle). Entanglement est donc une interprétation, partagée par le duo, mais aussi liée à des événements récents survenus dans la vie de la musicienne.

« Au moment où j’ai commencé à étudier l’intrication quantique m’est arrivé un événement traumatique, confie France Jobin. J’ai perdu ma mère, puis ma soeur, en l’espace de sept mois. La physique quantique m’a accompagnée dans le deuil. Je suis alors devenue totalement zen — moi qui étais toujours anxieuse ! En étudiant la physique quantique, j’ai compris que ça ne servait à rien de s’énerver, d’essayer de régler des choses avant qu’elles n’arrivent. La physique quantique m’a rendue zen, malgré le chaos et l’incertitude de la vie. »

Une « drôle de démarche artistique »

La compositrice, qui lançait en mai dernier l’album 10-33CM sur l’étiquette australienne Room40, a une « drôle de démarche artistique », dit-elle. Formée au piano classique, elle s’est rapidement désintéressée du répertoire, « parce que je trouvais que ça n’avait pas d’allure que je ne puisse pas aller prendre un café avec Mozart ou Beethoven pour comprendre ce qui se passait dans leur tête lorsqu’ils composaient pour ensuite donner la meilleure interprétation possible de leurs oeuvres ». Elle a ensuite joué du blues « dans les bars de la ville et au Festival international de jazz de Montréal — ce fut mon initiation au minimalisme, et à la sonorisation : dans un bar, l’espace n’est jamais le même, s’il y a une fenêtre derrière la scène, je sais tout de suite qu’on sera dans le trouble ».

Une rencontre en studio avec le compositeur et concepteur sonore montréalais David Kristian l’a fait basculer dans le monde de la musique électronique expérimentale : « Il s’est mis à jouer ce genre de musique, et je me suis dit : mon Dieu ! Je n’ai jamais entendu quelque chose comme ça ! Un coup de foudre, une lumière qui s’allume : c’était ce que je cherchais à faire, depuis la musique classique. Une musique sans contraintes, sans portée à lire, sans clé, sans tempo, je pouvais me défaire de tout ça », mentionne la compositrice, qui cite l’influence du travail des collègues Richard Chartier ou encore le maître de la musique ambient William Basinski, qu’on verra le 30 août aux Foufounes électriques, avec France Jobin (et Jessica Moss) en première partie.

Interview – PanM 360 réalisée par Alain Brunet

Photo: Vivien Gaumond

Interview here

La Montréalaise France Jobin est une artiste audio, spécialiste de l’installation sonore et commissaire d’œuvres. Son art est souvent nommé sculpture sonore et se distingue par une approche minimaliste d’environnements à la fois linéaires et complexes, au croisement des technologies analogiques et numériques. Présentées dans les festivals internationaux, ainsi que dans une diversité de lieux inusités, ses installations intègrent des éléments musicaux et visuels inspirés par l’architecture des lieux. France Jobin a réalisé de nombreux enregistrement sous des étiquettes renommées dont popmusik records (JP), LINE (US), nvo (AT), Baskaru (FR), ATAK (JP), ROOM40 (AU) No-ware (CL-DE) et récemment Editions Mego. Ses œuvres se trouvent également dans de nombreuses compilations de même orientation musicale.

Dans le contexte de la Soirée 4 du festival Akousma, France Jobin présente La fluidité du temps n’existe pas, une évocation singulière des avancées théoriques sur la conception du temps.

« Le temps est mystérieux ; Je n’avais jamais réalisé à quel point jusqu’à ce que je l’étudie dans le contexte de la physique quantique. Le mystère provient d’une façon de penser pleine de bon sens – que le moment présent, que nous appelons « maintenant », n’est pas figé mais se déplace constamment dans la direction du futur. C’est ce que nous appelons l’écoulement du temps.”

L’exercice de PAN M 360 consiste à reprendre les idées sous-jacentes au projet de France Jobin, pour ainsi en savoir plus long sur La fluidité du temps n’existe pas.

PAN M 360 : La non fluidité du temps, voire son élasticité dans l’univers, est effectivement au cœur des découvertes de la physique moderne, déclencheur fondamental pour l’élaboration de la fameuse théorie de la relativité. En quoi cette idée modélise votre œuvre au programme d’Akousma?

France Jobin : Au début de la pandémie, j’ai décidé d’approfondir mes connaissances en physique quantique puisque la majorité de mes œuvres depuis 2009 en sont inspirées et ce, sans avoir de solides connaissances. En étudiant, j’ai découvert ce concept – la fluidité du temps n’existe pas – qui m’a captivée. Il s’agit donc ici de présenter une œuvre qui incitera l’auditeur à perdre le fil du temps, à se laisser flotter à l’intérieur d’un court intervalle. 

« Ce concept de “bon sens” du temps est le suivant : imaginez une ligne avec une flèche pointant vers la droite, chaque point de la ligne représente un moment fixe, un triangle dessiné avec la pointe touchant la ligne représente le point en mouvement continu, le moment présent. Il est censé se déplacer de gauche à droite. Certains croient que des événements particuliers sont fixes et que la ligne elle-même les dépasse, de sorte que des moments du futur balaient le moment présent pour devenir des moments passés. Penser le temps comme une ligne implique simplement une séquence de points à différentes positions, de sorte que tout point en mouvement peut être considéré comme une séquence immobile de “snapshots”, en fait, une version de lui-même, à chaque instant. Elle s’apparente à une séquence de photos fixes, projetées sur un écran. Collectivement, les images bougent mais individuellement, l’image ne change jamais. »

PAN M 360 : De quelle manière votre démonstration sommaire rejaillit-elle dans votre musique, du moins dans le cas qui nous occupe?

France Jobin : C’est un beau défi! Les textures et transitions visent à altérer toutes pensées de séquence de temps. En travaillant avec un logiciel et médium qui m’impose une méthode linéaire, je vais utiliser l’acousmonium (l’orchestre de haut-parleurs d’Akousma à l’Usine C), l’espace ainsi que la manière dont le son y évoluera, afin d’y créer une expérience sonore intemporelle. 

 « Cette idée que le moment présent semble avancer dans le temps est définie par rapport à notre conscience. Mais notre conscience cependant, ne peut pas faire cela. Rien ne peut bouger d’un instant à l’autre, Exister du tout à un instant particulier signifie exister pour toujours. Notre conscience existe dans tous nos moments (de veille). Nous ne faisons pas l’expérience du temps qui s’écoule ou qui passe. Ce que nous expérimentons, ce sont des différences entre nos perceptions présentes et nos souvenirs présents de perceptions passées. Nous interprétons correctement ces différences, comme la preuve que l’univers change avec le temps. Nous les interprétons également de manière incorrecte, comme la preuve que notre conscience, ou le présent, est quelque chose qui se déplace dans le temps. »

PAN M 360 : Comment illustrer musicalement ce concept expliqué dans votre présentation? Comment traduire musicalement notre ressenti des différences entre nos perceptions présentes et nos souvenirs présents de perceptions passées?

France Jobin : En créant des textures sonores qui invitent une exploration vers un univers inconnu et un certain lâcher prise. J’espère ainsi créer un contexte qui permettra à l’auditeur de se retourner vers lui-même, le plaçant dans un contexte de réflexion intérieure, en faisant abstraction du moment présent mais en le ressentant. 

« Le temps qui passe est intrinsèque au monde ; il naît du monde lui-même, des relations entre les événements quantiques qui sont le monde, et qui eux-mêmes engendrent leur propre temps. La fluidité du temps n’existe pas est ma tentative d’interpréter ce concept en son, en créant un pièce de musique, qui elle-même est créée à l’intérieur d’un laps de temps… »

PAN M 360 : Comment se décline cette intention « d’interpréter ce concept en son »? Est-ce une évocation aléatoire du concept ou une construction formellequi se veut fidèle aux théories ayant trait au temps relatif?

France Jobin : C’est mon interprétation du concept de la fluidité du temps. Mes études m’ont fait découvrir entre autres l’anecdote suivante : Einstein, dont la mort de son ami Michel Besso l’a beaucoup affecté, a écrit une lettre désormais célèbre à la famille de Besso. « Maintenant, il a quitté ce monde étrange un peu avant moi. Pour nous, physiciens croyants, la distinction entre passé, présent et futur n’est qu’une illusion obstinément persistante. » Cette pièce est ancrée dans le passé, présent et futur, mon défi est d’y créer une illusion intemporelle. 

PAN M 360 : Souvent qualifié de sculpture sonore, votre art se distingue par une approche minimaliste d’environnements sonores complexes conçu au moyen de technologies analogiques et numériques. Trouve-t-on dans cette œuvre nouvelle les caractéristiques qui décrivent votre approche générale de la composition? 

France Jobin : Cette œuvre est la première sur laquelle je me concentre spécifiquement sur le sujet de la fluidité du temps. Affectée de manière créative par la synesthésie en ce qui concerne les espaces architecturaux, c’est la force motrice qui me pousse à poursuivre et à créer ces explorations sonores. Un architecte conçoit des œuvres qui occupent des espaces. Je crée des sculptures sonores qui s’inscrivent dans le flux du temps et de la perception. Pour moi, l’environnement façonne architecturalement les pièces et comment elles seront entendues. Dans mes installations et mes concerts par exemple, je positionne les enceintes de manière spécifique pour répondre à l’architecture, créant ainsi une sculpture sonore sans qu’elle soit un objet absolu. Il s’agit plutôt de présenter une œuvre qui n’est pas absolue dans sa sonorité mais, au contraire, convertible sur le plan sonore en fonction de son positionnement dans l’espace.

PAN M 360 : Comment situez-vous cette œuvre dans votre corpus? Quelle sera la suite?

France Jobin : Cette œuvre fait partie de l’évolution de ma démarche créative. Mes études en physique quantique sont spécifiquement liées à l’intrication quantique ou l’enchevêtrement quantique. Dans cette optique, je continue de m’inspirer des théories dominantes qui tentent d’expliquer ce phénomène. Une première présentation – Entanglement AV– a eu lieu à Mutek en août dernier avec l’artiste visuel Markus Heckmann. Mes futurs projets seront en lien avec l’intrication quantique et plusieurs itérations explorant ce phénomène. Et bien sur, je continue mes études afin d’ alimenter le processus créatif! 

Le travail de France Jobin est présenté dans le contexte du Bloc 3 de la Soirée 4 au festival Akousma, jeudi 14 octobre, 19 h.

Infinite Grain – From instinct to creation

infinite_grain

France was asked to write a short essay about creativity by Miguel Isaza,

you can read “From insticnt to creativity ” here : infinite grain

February 4th, 2014

Childhood

Epiphany I

It is a frigid February afternoon. Yet here I am, nestled in the warmth of my snowsuit, scarf and “tuque”, paralyzed nevertheless by the cold as the temperature hovers around -20C. Such biting chill and immobility are familiar to me; both bring a stillness in which I find great refuge. I am not here for the car races; what captivates my attention is the sound. Every year, in Quebec City during the winter Carnaval, an annual car race is held on the icy, snowy sinuous roads of the Plains of Abraham. Winter willingly provides both a landscape and sketchpad of packed snow roads, over which the cars speed and skid. The result: a deep, buried, rhythmic sound. I still love the crackling of winter tires rolling over packed snow.

Epiphany II

Across the Plains of Abraham is a swimming club to which I belong. I am enrolled in regular as well as synchronized swimming classes. The pool does not have built-in speakers (1970). Our teacher plays vinyls on an old turntable, tapping the time on the pool ladder with a metal hanger. There, I encountered another form of sound transformation. While running through the various synchronized swimming routines, I would often end up vertically upside down underwater as the music filled the echoed space above me. A new version of Maurice Béjart’s Messe pour un temps nouveau would play out, no longer set in time; it was stretched, it was floating, I loved it!

These two moments, imprinted in my being, were instrumental in shaping the way I relate to sound. They helped me to understand how sound is transformed by its environment. A discovery of new listening approaches. This adventure began at the age of 12.

The Path

These unexpected encounters initiated my lengthy search (20 years) for a form of music that could enable me to best express myself. The quest led me to explore the classical, blues, reggae, and other musical genres. Classical gave me the love of dynamics; blues, a more intuitive sense of dynamics, and reggae, the appreciation of complicated rhythm. It was while playing blues that I learned to program sounds on keyboards and rack mounts. But what blues really gave me was a first-hand experience of how sound behaves in a given room or space — from individual instruments to a full band as well as the balance between all these elements. Touring and playing in different venues every weekend was my “school of sound”. This experience translated into being able to trouble shoot any technical problem very quickly, but, most importantly, it taught me to know instinctively what a room would sound like, what would or would not work. Later, I incorporated this knowledge in my work by treating the room as an instrument, whether for a concert or an installation.

Still unsatisfied, still looking for the right “language” with which to communicate, I discovered electronic music. As I experimented, one thing became obvious to me: it flowed, it was effortless, I had finally found the language. Now, I had to become proficient. It became my new obsession. Taking what I had learned from programming sounds and applying it to my creative approach was my new focus, one that would later become a signature of sorts. Going from noise to drone, ambient to techno and experimental, I became bored. It had become too easy, and I was not achieving what I had set out to do. I realized I was looking at this all-wrong. My approach was influenced by the years spent with traditional music. My instrument, the keyboard, required that I read the following bar while playing the present one. This technique creates a state of knowing exactly what will come next with certain predictability, and I felt this was wrong for me.

The other elements I questioned were the staff and its musical notations. I came to the conclusion that I had learned to read music a certain way. I thought, “what if it’s not the notes that create music, but the spaces between the notes, all those empty spaces?” I applied this idea to my approach to programming sounds, and it led me to minimal sound art, which, in turn, led to a new-found interest in science, quantum physics, the elegant universe, and the tiny world of particle science.

The Process

“Often, my compositions start with a feeling or emotional state. There is a likelihood of finding a certain emotion in a piece, but neither is it guaranteed, nor do I know exactly when or where I will find it. The act of looking for that emotion in of itself will distort the process. Although one might think experimental music allows the artist complete freedom when composing, I feel constrained both by my mental state and the way I build the piece.

“I find an unlikely parallel in quantum theory and composing. The electron that can exist on a different orbital plane can never have its velocity measured or even its exact location known, due to the intimate connection between the particles and waves in the wacky world of subatomic dimensions.” Excerpt from the text on the album Valence LINE_054, February 2012

The focus of my work is replicating as accurately as I can what I hear in my head — an enormous undertaking I thoroughly enjoy that constantly challenges me. As I grew closer to reaching this goal, one problematic issue emerged: the context in which I was presenting my work, be it a live show or an installation. Logically, this new irritant became an ongoing preoccupation, parallel with my work. Concentrating on the context of presentation made it more difficult for me to disseminate my work the way I wanted it be presented in live venues. I also found it difficult to hear artists’ compositions, whose work I love, in contexts that did not do justice to their work.

The Listening Experience, The Context

I imagined a space where a recumbent position would afford greater physical comfort to the audience, freeing them of physical constraints enabling them to open themselves to listening wholly during a sound art event that could be intellectually demanding. The premise can be expressed thus: if people are physically uncomfortable, they are not in a state “to receive” challenging, minimal sound art; if the audiences are comfortable, they will be more receptive. I created immerson.

Although the principle seems limpid and almost self-evident, articulating this awareness was not. immerson emerged only after lengthy reflection on the listening process of audio art disseminated in public presentation venues. Thus immerson: a dedicated listening environment, focusing on the physical comfort of the audience in a specifically designed space. The premise for immerson is to seek out/explore new perceptions and experiences during the listening process by pushing the concept of “immersion” to its possible limits in order to maximize the experience for the public.

“Between notes and sounds lie rests and silence. I have come to regard these as the most fragile parts of music.”From the sound installation, Entre-Deux, part of the new media exhibit Data/Fields, curated by Richard Chartier in the Washington, DC area, along with Ryoji Ikeda, Mark Fell, Caleb Coppock, and Andy Graydon.

Written in 2013 by France Jobin, sound artist founder of immersound, a concert event/philosophy which proposes to create a dedicated listening environment by focusing on the physical comfort of the audience through a specifically designed space. The premise for immersound is to seek out/explore new perceptions and experiences of the listening process by pushing the notion of “immersion” to its possible limits.